Chapitre XIII
C’est un fait inexpliqué mais certain : la première bouchée d’une pomme est toujours la meilleure, ce qui est d’ailleurs pourquoi l’héroïne d’un livre infiniment plus plaisant que celui-ci passe un après-midi entier à croquer la première bouchée de tout un boisseau de pommes. Mais même cette petite fille frondeuse – et ici frondeur signifie : « aimant les pommes » – ne savoura jamais bouchée de pomme aussi fabuleuse que la première bouchée que chacun des orphelins Baudelaire préleva sur ce fruit du pommier que leurs parents avaient enrichi de raifort. La pulpe en était loin d’être aussi amère que les trois enfants s’y étaient attendus, et le raifort donnait à son jus un petit goût piquant comme un matin d’hiver.
Mais bien évidemment le principal attrait de cette pomme offerte par le serpent fut son effet instantané sur le champignon tueur qui colonisait leurs voies respiratoires. À peine y eurent-ils planté les dents – Violette d’abord, puis Klaus, puis Prunille – que les chapeaux et les pieds de la fausse golmotte médusoïde commencèrent à se racornir, à se recroqueviller, se flétrir, et en quelques instants toute trace du champignon fatal s’élimina d’elle-même comme par enchantement et les enfants retrouvèrent une respiration normale. De surprise et de soulagement, ils commencèrent par s’embrasser, puis ils se mirent à rire sans pouvoir s’arrêter, réaction courante chez ceux qui viennent d’échapper de justesse à la mort. Et l’Incroyable vipère semblait rire, elle aussi, même si peut-être, en réalité, elle appréciait simplement de se faire grattouiller par Prunille entre ses ouïes microscopiques.
— Nous ferions bien de croquer chacun une pomme entière, décida Violette, se relevant. Pour être certains d’avoir absorbé assez d’antidote.
— Oui, dit Klaus, et dépêchons-nous de ramasser de ces pommes pour aller en porter aux autres. À l’heure qu’il est, ils doivent être en aussi triste état que nous voilà un instant.
— Plaute ! s’écria Prunille.
Elle alla se planter sous l’étagère à casseroles et l’Incroyable vipère, se dressant de toute sa hauteur, décrocha pour elle une grande marmite, capable de contenir un boisseau de pommes – marmite qui, d’ailleurs, avait derrière elle un long passé de marmelades en tous genres.
— Commencez à la remplir, vous deux, dit Violette. Je vous rejoins tout de suite, mais d’abord je jette un coup d’œil au périscope. Je veux voir ce que devient Kit. Sauf erreur, la grande marée commence à monter sur les grèves, Kit doit être terrorisée.
— J’espère qu’elle n’a pas respiré de spores, dit Klaus. Je préfère ne pas songer aux effets que ça pourrait produire sur son bébé.
— Prior ! déclara Prunille ; autrement dit, en gros : « C’est auprès d’elle qu’il faut aller en premier. »
— Sauf que les gens de l’île sont en plus grand danger encore, dit Klaus. Passons par la tente d’Ishmael, puisque c’est sur notre chemin, et ensuite nous foncerons au secours de Kit.
— La tente d’Ishmael, pas la peine, signala Violette qui fronçait les sourcils sur le périscope. Vite, remplissons cette marmite, et cap sur les grèves au bas des dunes !
— Comment ça ? dit Klaus.
— Ils lèvent le camp, répondit Violette. Venez voir.
Et j’ai le grand regret de confirmer l’information. Dans l’objectif du périscope, l’aînée des Baudelaire distinguait la silhouette du canoë géant et tout autour, telles des fourmis, les îliens qui poussaient le bateau sur la grève, droit vers le radeau de livres sur lequel était allongée Kit Snicket.
À leur tour, ses cadets jetèrent un coup d’œil dans les jumelles et les trois enfants se changèrent en statues. Ils n’avaient pas une seconde à perdre, pourtant, mais durant un instant ils restèrent les bras ballants, comme s’ils renâclaient à reprendre le cours de leur triste histoire et à mener jusqu’au bout un désastreux épisode de plus.
Si vous avez lu jusqu’ici, sans rien sauter, l’épopée Baudelaire – et j’espère vivement que tel n’est pas le cas –, vous savez que vous venez d’entamer le treizième chapitre du treizième tome de cette affligeante chronique et que, par conséquent, la fin est proche – même si le présent chapitre traîne tellement en longueur que peut-être vous ne tiendrez pas jusqu’à la fin. Quoi qu’il en soit, le moment est venu d’une mise au point sur ce mot, « fin ».
« Fin » est le petit mot qui signale l’achèvement d’un récit ou l’accomplissement d’une tâche – mission confidentielle, investigation titanesque – et le fait est que ce treizième volume marque la fin de mon enquête sur l’affaire Baudelaire, enquête qui a exigé de moi une patience de bénédictin, des recherches tous azimuts, une foule de missions secrètes, sans parler d’héroïques contributions de nombre de mes camarades, depuis un conducteur de trolley jusqu’à un botaniste spécialiste de génie génétique et d’hybridation moléculaire, en passant par des dizaines et des dizaines de réparateurs de machines à écrire. Cependant, on ne peut pas dire que La Fin nous livre la fin de l’histoire des orphelins Baudelaire, pas plus que Tout commence mal n’en livrait le commencement. L’histoire de ces trois enfants avait débuté longtemps avant le terrible jour sur la plage de Malamer, mais il faudrait au moins un volume de plus pour remonter à leur naissance, et au mariage de leurs parents, et dire qui jouait du violon dans le restaurant où ces deux-là soupaient aux chandelles le soir où leurs regards se croisèrent pour la première fois, et ce qui était caché dans le violon, et quelle avait été l’enfance de l’homme qui avait rendu orpheline la fille qui avait glissé ce secret dans le violon, et même alors il serait erroné de situer là le vrai début de l’histoire des orphelins Baudelaire, parce qu’il faudrait encore parler de certaine réception – un thé, pour être précis – donnée naguère dans un grand appartement au dernier étage d’un immeuble, et du boulanger qui avait confectionné les scones servis à ce thé, et de l’assistant du boulanger qui avait introduit clandestinement certain ingrédient secret dans certain scone, avant cuisson, par le biais d’un tuyau étroit, et de la façon dont une ingénieuse personne avait créé l’illusion d’un incendie dans la cuisine en revêtant certaine robe et en bondissant en tous sens – et même alors le véritable début de l’histoire serait encore loin, à une distance dans le temps aussi considérable qu’entre le naufrage ayant jeté sur l’île les parents Baudelaire et ce matin de grande marée, jour de la Décision, où les îliens, sous nos yeux, s’apprêtent à prendre le large.
On pourrait dire, au bout du compte, qu’aucune histoire n’a jamais de commencement ni de fin, puisque toutes les histoires au monde s’enchevêtrent à l’infini, tel l’immense bric-à-brac entassé sous le pommier géant, tous les fragments, tous les lambeaux imbriqués pêle-mêle, de sorte que le début et la fin de chaque histoire sont entièrement affaire de point de vue. À la limite, on pourrait dire que le vaste monde se trouve toujours in media res – expression latine signifiant : « au milieu des choses, au milieu de l’action, du récit » –, de sorte qu’il est impossible de découvrir jamais la véritable clé d’une énigme, l’authentique racine d’un problème, la source première d’une série d’ennuis. Si bien que La Fin est en réalité le milieu d’une histoire, puisque bon nombre des personnages cités auront encore une longue vie bien pleine à mener au-delà du chapitre treize, et c’est même le début d’une histoire, puisqu’un enfant va venir au monde vers la fin de ce même chapitre.
Mais le stationnement au milieu des choses n’est jamais autorisé. Le moment vient où il faut accepter que la fin est proche, et la fin de La Fin est en effet toute proche – et si j’étais vous je me garderais bien de lire la fin de La Fin, car on y voit la fin d’un scélérat notoire, mais aussi la fin d’un cœur généreux, et la fin du séjour des colons sur l’île, puisqu’ils vont prendre le large sitôt qu’ils auront atteint le bas de l’estran. La fin de La Fin contient toutes ces fins, c’est là un fait indéniable, nullement une affaire de point de vue. Et sans doute seriez-vous sage de mettre fin à votre lecture de La Fin avant d’en atteindre la fin, car les histoires qui commençaient dans Tout commence mal et qui prennent fin dans La Fin commencent à finir à partir d’ici.
Les trois enfants achevèrent en hâte d’emplir leur marmite de pommes, après quoi, du plus vite qu’ils purent, ils franchirent le sommet du morne pour regagner l’autre bout de l’île. Lorsqu’ils atteignirent la plage, il était midi passé ; les eaux montaient déjà bien plus haut qu’elles n’étaient jamais montées depuis leur arrivée en ce lieu. Ils s’avancèrent sur la grève en pataugeant, et bientôt Violette et Klaus hissèrent la marmite sur leurs épaules, chacun la tenant par une anse, Prunille et l’Incroyable vipère juchées sur le chargement. Plus bas sur l’estran, le radeau de Kit flottait déjà, redevenu bateau, et à quelques coudées de lui dansait le canoë géant.
En s’approchant, les trois enfants constatèrent que les îliens avaient cessé de pousser leur embarcation vers le large et qu’ils commençaient de monter à bord, toussant à qui mieux mieux. À la proue, calé dans son siège d’argile, face à ses compatriotes intoxiqués, Ishmael regardait les enfants approcher.
— Arrêtez ! cria Violette sitôt qu’ils furent à portée de voix. Nous avons un remède ! L’antidote au poison !
— Enfants Baudelaire ? répondit la voix de Kit, très faible, du haut de son radeau de livres. Grâce au ciel, vous voilà enfin ! Je crois que je commence… je crois que je suis en travail !
« Travail », vous le savez sans doute, est un mot qui recouvre des quantités de sens et désigne notamment le processus par lequel une femme met un enfant au monde, tâche herculéenne entre toutes, expression signifiant ici : « activité à laquelle vous aimeriez mieux ne pas vous livrer sur un radeau de livres flottant au milieu d’une plateforme littorale un jour de très grande marée ». Du haut de son perchoir de pommes, Prunille vit Kit se tenir le ventre et lui adresser un petit sourire grimacé.
— Nous venons à vous tout de suite, promit Violette. Dès que nous aurons donné ces pommes aux îliens.
— Ils n’y toucheront pas ! prévint Kit. J’ai essayé de les persuader d’aller en chercher eux-mêmes pour se désintoxiquer d’urgence, mais ils n’ont qu’une idée : partir !
— Personne ne les y force, dit Ishmael, très calme. J’ai seulement suggéré que cette île n’était plus un lieu sûr, et que nous devions nous mettre en quête d’un autre.
— C’est vous, madame, qui nous avez apporté cette malédiction, accusa Mr Pitcairn d’une voix ensomnolée, rendue pâteuse par le champignon et par le cordial de coco. Vous et les enfants Baudelaire. Mais Ishmael va nous tirer de là.
— Jusqu’ici, cette île était un havre de paix, renchérit le professeur Fletcher. À l’écart des perfidies du monde. Mais depuis votre arrivée, tout est devenu dangereux et compliqué.
— Nous n’y sommes pour rien, plaida Klaus, se rapprochant du grand canoë, de l’eau jusqu’aux aisselles. La vérité, c’est que ça n’existe pas de vivre à l’abri des perfidies du monde. Même ici, tôt ou tard, la mer finit par les rejeter sur la côte.
— C’est bien ça, dit Alonso en bâillant. La mer vous a rejetés et notre île est polluée à jamais.
— Oui, dit Ariel entre deux quintes de toux, pouvez vous la garder, cette île. Nous, nous changeons d’auberge. C’est notre seule chance de survie.
— Survie ici ! cria Prunille, brandissant une pomme.
— Vous ne nous avez pas assez empoisonnés, peut-être ? siffla la vieille Erewhon, et les autres opinèrent du chef. Assez de vos perfidies !
— Mais vous étiez prête à vous mutiner, lui rappela Violette. Vous ne vouliez plus des suggestions d’Ishmael.
— C’était avant votre satané champignon, répliqua Finn d’une voix rauque. Ishmael est le plus ancien de nous tous. Il sait mieux que nous comment nous protéger. À sa suggestion, nous avons bu un bon coup de cordial, tandis qu’il recherchait la racine du mal. Et la racine du mal, c’est vous, les Baudelaire.
Les enfants venaient de rejoindre le canoë. Ils firent appel à Ishmael qui les regardait, impénétrable.
— Mais pourquoi tout ça ? demanda Klaus, se retenant de dire : « À quoi jouez-vous ? ». Nous ne sommes pas la racine du mal et vous le savez bien.
— In médias res ! pépia Prunille.
— Prunille a raison, dit Violette : la médusoïde, elle rôdait déjà avant notre naissance. Et, pour le cas où elle serait arrivée ici, nos parents avaient introduit les bienfaits du raifort dans la sève du grand pommier.
— Si vous ne mangez pas de ces pommes amères, plaida Klaus, vous courez tous à votre fin. Dites-le-leur, Ishmael, dites-leur tout, toute l’histoire ! Qu’au moins ils puissent se tirer d’affaire.
— Toute l’histoire ? répondit Ishmael, et il se pencha vers les enfants, baissant la voix. Leur raconter toute l’histoire, ce serait renoncer à les protéger du monde et de ses monstrueux secrets. L’histoire, ils ont presque failli l’apprendre ce matin même, et vous avez vu le résultat ? S’ils connaissaient tous les secrets de l’île, nous aurions un schisme en un rien de temps.
— Mieux vaut un schisme que la mort, dit Violette.
Mais Ishmael hocha la tête et déclara, lissant posément sa barbe laineuse :
— Personne ne va mourir. Ce canoë bien profilé va nous mener sur une plage à cent pas de la route des Pouillasses, et nous n’aurons plus qu’à gagner un endroit que je connais, tout près de là, où on traite le raifort en gros.
— C’est bien trop loin, objecta Klaus. Jamais vous n’arriverez à temps.
— Parions que si, soutint Ishmael. Même sans boussole, je crois que je peux nous mener à bon port.
— C’est une boussole morale qu’il vous faudrait, oui ! se rebiffa Violette. Ces spores sont capables de tuer en l’espace d’une heure, mettons deux. Toute la colonie est menacée. De plus, à supposer que vous touchiez la terre ferme, vous risquez de transmettre le mal à ceux que vous croiserez en chemin. Vous appelez ça « protéger » ? Vous mettez en danger le monde entier, oui ! La seule chose que vous protégez, ce sont vos petits secrets. Drôle de façon de prendre soin des autres ! Moi, je dis : c’est monstrueux !
— Affaire de point de vue, trancha Ishmael. Adieu, enfants Baudelaire.
Il se rassit bien droit, se cala dans son siège et lança aux îliens qui lui faisaient face, toussant et sifflant comme un club d’asthmatiques :
— Je suggère que vous commenciez à ramer.
Alors les colons, plongeant les bras dans l’eau, se mirent à pagayer comme ils purent, et le canoë bien profilé s’ébranla doucement. Éperdus, les enfants Baudelaire s’agrippèrent au plat-bord et tentèrent d’en appeler à celle qui, la première, les avait accueillis sur la grève.
— Vendredi ! cria Prunille. Prends pomme !
— Résiste à la pression des pairs ! supplia Violette.
Vendredi se tourna vers les enfants, son petit visage ravagé de frayeur. Klaus lui tendit une pomme, et la petite se pencha par-dessus bord pour lui effleurer la main.
— J’ai le cœur gros de vous quitter, vous trois, dit-elle, mais je dois suivre les miens. J’ai déjà perdu mon père, je ne voudrais pas…
— Ton père ? commença Klaus. Mais il…
Mrs Caliban le fit taire du regard, et elle détacha sa fille du plat-bord.
— Ne secoue pas la barque, veux-tu ? dit-elle. Tiens, prends plutôt un peu de cordial.
— Ta mère a raison, Vendredi, déclara Ishmael. Tu dois respecter le souhait de tes parents. Ce que ces Baudelaire n’ont jamais su faire.
— Au contraire ! s’insurgea Violette, levant plus haut encore la marmite de pommes. Nous respectons le souhait de nos parents ! En réalité, ils ne voulaient pas nous tenir à l’écart des perfidies du monde ; ils voulaient que nous apprenions à en réchapper.
Ishmael posa une main sur le flanc de la marmite.
— Ha ! ricana-t-il. En réchapper ! Parce que vos parents étaient experts en survie, peut-être ?
Et d’un geste cruel le vieil orphelin repoussa le récipient, écartant du même coup le canoë hors de portée des enfants. Violette et Klaus tentèrent un pas de plus, mais l’eau était trop haute, ils perdirent pied et se retrouvèrent en train de nager. La marmite bascula et Prunille, avec un petit cri, se réfugia sur les épaules de sa sœur tandis que sept ou huit pommes sautaient à l’eau avec de joyeux petits plouf ! Ce bruit rappela aux enfants le trognon qui avait échappé à Ishmael, la veille, et ils comprirent soudain pourquoi le vieil homme restait de marbre face à la médusoïde, et pourquoi seule sa voix n’était pas encrassée par la prolifération champignonneuse.
— Rattrapons-les ! s’écria Violette. Sans pommes, ils sont perdus !
— Les rattraper, comment veux-tu ? dit Klaus qui tenait toujours la pomme destinée à Vendredi. Et il faut porter secours à Kit, aussi.
— Scinde ? suggéra Prunille, les yeux sur le canoë qui s’éloignait.
— Non, dit Klaus. Pour aider Kit, nous n’allons pas être trop de nous trois, je pense.
Mais lui aussi suivait des yeux le long bateau de bois et d’herbes qui filait vers l’horizon, emportant sa cargaison de quintes de toux et de respirations sibilantes.
— Ils ont pris leur décision, murmura-t-il pour finir.
— Kontiki, dit Prunille d’une petite voix étranglée.
Ce qui signifait, en gros, « ils n’ont aucune chance d’en réchapper », mais je dois dire qu’en l’occurrence la benjamine des Baudelaire se trompait. Il leur restait bel et bien une chance, une toute dernière chance sous forme de pomme, une unique pomme à se partager – chacun une minuscule bouchée –, et ce fruit amer aux effets puissants avait de quoi leur permettre de tenir en attendant mieux. Oui, il leur restait une chance d’être sauvés par une pomme, tout comme les trois enfants eux-mêmes venaient de l’être, grâce à leurs parents – sauvés du pire désastre jamais apporté sur cette île par la mer. Mais à l’évidence, pour donner cette pomme aux îliens, il fallait être capable de nager très vite, capable de rattraper le canoë bien profilé, et capable aussi d’agir en toute discrétion afin d’échapper au regard d’aigle du facilitateur.
Les enfants Baudelaire, trop occupés à secourir Kit, ne remarquèrent pas immédiatement la disparition de l’Incroyable vipère, de sorte qu’ils ne surent jamais au juste ce qu’il était advenu du reptile, et mes enquêtes à ce sujet sont demeurées incomplètes, si bien que j’ignore quels nouveaux chapitres vinrent s’ajouter à son histoire et comment Encre, comme certains préfèrent nommer cette surprenante créature, poursuivit son chemin sinueux à travers le vaste monde, tantôt se préservant des perfidies, tantôt en commettant de son cru – histoire qui n’est pas sans rappeler celle des orphelins eux-mêmes, dans laquelle certains ont vu, à échelle réduite, un registre des crimes, des folies et des malheurs de l’humanité.
Quoi qu’il en soit, pour ce qui est des îliens, libre à vous d’enquêter sur leur sort, mais pour ma part je ne saurais dire ce qu’il advint d’eux après qu’ils eurent quitté cette île qui avait été leur terre d’attache. Encore une fois, il n’est pas exclu qu’ils aient survécu à leur expédition grâce à cette dernière chance reptilienne, scénario qui peut sembler invraisemblable mais ne l’est pas plus, tout bien pesé, que trois enfants aidant une femme à donner la vie.
Klaus et Violette, reprenant pied, se hâtèrent jusqu’au radeau de livres où ils hissèrent Prunille et marmite, avec ce qu’il restait de pommes, auprès de Kit Snicket dont la respiration s’était faite haletante. Alors la benjamine prit la main de la jeune femme et, tandis que ses aînés se chargeaient de pousser le radeau vers la terre ferme, elle lui proposa d’une voix douce :
— Crocpomme ?
Mais Kit fit rouler sa tête de droite et de gauche et murmura :
— Pas pour moi…
— Mais vous avez été intoxiquée, vous aussi, dit Violette. Vous avez respiré une spore ou deux, forcément, quand les îliens sont passés si près.
— Ce serait mauvais pour le bébé, expliqua Kit. Il y a quelque chose, dans ces pommes amères, qui est toxique pour les enfants à naître. Votre mère n’y avait jamais touché, d’ailleurs. Parce qu’elle t’attendait, en ce temps-là, Violette. (D’une main, par-dessus le bord du radeau, elle effleura les cheveux de l’aînée des Baudelaire.) J’espère être aussi bonne mère qu’elle, tu sais. Même à moitié aussi bonne, ce serait bien.
— Oh ! mais vous le serez, dit Klaus.
— Je n’en suis pas certaine, murmura Kit. J’étais censée veiller sur vous, l’autre jour, quand vous avez enfin refait surface sur la plage de Malamer. J’aurais voulu, de toutes mes forces, vous conduire en lieu sûr avec mon taxi. Au lieu de quoi je vous ai jetés au cœur d’un tourbillon de perfidies, à l’hôtel Dénouement. Et j’aurais voulu, de toutes mes forces, vous ramener vos amis Beauxdraps. Au lieu de quoi je les ai perdus de vue.
Elle eut un long soupir sifflant et se tut.
Comme elle poussait le radeau vers l’île, Violette avisa soudain le titre au dos d’un ouvrage qu’elle avait sous le nez, Ivan Chaudelarmes, explorateur, et elle se souvint : c’était l’un de ceux que leur tante Agrippine avait tenus cachés sous son lit. Puis elle nota que son frère avait sous le nez Secrets intimes des champignons, fleuron de la bibliothèque de Fiona, la jeune mycologue du Queequeg.
— Que s’est-il passé ? dit-elle à mi-voix, un peu pour elle-même, s’efforçant d’imaginer par quelles coïncidences ces livres pouvaient se trouver là.
— J’ai failli à ma mission, répondit Kit d’une voix triste, et elle fut prise d’une longue quinte de toux. Quigley était parvenu à rejoindre la maison volante d’Hector, comme je l’avais espéré, et à eux quatre, Quigley, Hector, Isadora et Duncan, ils avaient réussi à capturer ces vilains aigles dans un immense filet. Et moi, pendant ce temps, j’étais allée retrouver le capitaine Virlevent et ses beaux-enfants.
— Fernald et Fiona ? demanda Klaus, revoyant en pensée, côte à côte, l’homme aux crochets qui avait naguère été le bras droit d’Olaf et la jeune demoiselle qui lui avait brisé le cœur. Avec le capitaine ? Mais… ils l’ont trahis, tous les deux ! Et nous aussi, d’ailleurs, ils nous ont trahis.
— Le capitaine leur avait pardonné leurs manquements, dit Kit, comme vous me pardonnerez les miens, je l’espère, enfants Baudelaire… À nous quatre, nous nous sommes démenés pour rafistoler le Queequeg afin de rejoindre les Beauxdraps dans leur bataille aérienne, et nous sommes arrivés juste à temps pour voir les ballons de l’engin volant éclater, percés par le bec d’aigles échappés du filet. Tout est tombé en chute libre, engin, contenu, passagers – droit sur le Queequeg, qui n’a pas résisté au choc. L’instant d’après, nous étions tous naufragés au milieu d’une marée de débris flottants. (Elle se tut un instant.) Pauvre Fiona, elle tenait tant à te revoir, Klaus ! Elle tenait tant à ce que tu lui pardonnes, toi aussi !
— Est-ce que… (Klaus n’eut pas le courage d’achever sa phrase.) Et ensuite ?
— Ensuite, je n’en sais trop rien, avoua Kit. Des profondeurs de la mer, une forme étrange est remontée, un peu comme un point d’interrogation, elle a surgi de l’eau…
— Nous l’avons vue un jour sur un écran radar, dit Violette. Le capitaine Virlevent n’a pas voulu nous dire ce que c’était.
— Mon frère l’appelait le « Grand Inconnu », dit Kit, tenant à deux mains son ventre pris d’un soubresaut. J’étais terrorisée. Vite, j’ai confectionné un Vaporetto de Débris Choisis, comme on m’a entraînée à le faire…
— Vaporetto ? demanda Prunille.
— En italien, c’est un bateau, expliqua Kit. C’était l’un de nombreux mots italiens que m’avait appris Monty. Le Vaporetto de Débris Choisis, c’est une façon, lors d’un désastre, de se sauver soi-même en même temps qu’un certain nombre de choses auxquelles on tient. Avant que tout n’achève de couler, j’ai rassemblé à la va-vite les bouquins à ma portée – ceux que j’aimais bien ; les barbants, je les ai jetés à la mer –, j’ai ficelé le tout en radeau et puis j’ai supplié les autres de me rejoindre là-dessus. Mais… je ne sais pas, soit ils voulaient tenter leur chance avec le Grand Inconnu, soit… En tout cas, j’ai appelé, appelé, le Grand Inconnu approchait, mais seule Ink est venue me rejoindre. Les autres…
De nouveau elle se tut. Les enfants n’entendaient plus que sa respiration bruyante. Puis elle reprit enfin :
— Tout s’est passé très vite. En l’espace d’un instant, ils avaient disparu. Avalés ou secourus par cette chose indescriptible.
— Et donc vous ne savez pas ce qui a pu leur arriver ?
— Non. Je n’en sais rien. Tout ce que j’ai entendu, c’est l’un des triplés Beauxdraps appeler Violette.
Prunille se pencha sur la jeune femme en détresse.
— Quigley ? demanda-t-elle doucement. Duncan ?
— Je n’en sais rien, répéta Kit. Je ne sais rien de plus. Je suis désolée, enfants Baudelaire. J’ai échoué. Je n’ai pas été à la hauteur de vos attentes. Vous, vous avez mené à bien vos nobles missions à l’hôtel Dénouement, vous avez sauvé Dewey et les autres, mais moi, je ne peux même pas vous dire si nous reverrons un jour les jeunes Beauxdraps et leurs compagnons. Oh ! j’espère que vous voudrez bien me pardonner. Et, quand je reverrai Dewey, j’espère qu’il me pardonnera, lui aussi.
Les enfants Baudelaire, atterrés, se consultèrent du regard en silence. L’heure était venue, ils le voyaient bien, de raconter à Kit toute l’histoire, comme elle venait de le faire pour eux.
— Nous vous pardonnons, dit Violette. Comme vous allez devoir nous pardonner…
— Nous aussi, nous avons échoué, dit Klaus. Nous non plus, nous n’avons pas été à la hauteur. Nous avons été obligés de mettre le feu à l’hôtel Dénouement, et nous ne savons pas si tout le monde a pu s’échapper à temps…
Prunille serra la main de Kit dans les siennes.
— Et Dewey mort, dit-elle d’une très petite voix.
Et tous éclatèrent en sanglots.
Il est une façon de pleurer dont, j’espère, vous n’avez pas l’expérience, et qui va bien plus loin que pleurer pour quelque chose de terrible qui vient d’arriver, parce qu’elle revient en fait à pleurer pour tout ce qui a pu arriver de terrible, non pas seulement à soi mais à tous ceux qu’on connaît, et même à ceux qu’on ne connaît pas, et même à ceux qu’on ne tient pas à connaître ; et lorsque vous pleurez de cette façon, rien ne peut vous soulager, il n’est pas d’antidote, ni promesse, ni mot doux, sauf peut-être quelqu’un qui vous étreint tandis que vos épaules tressautent et que les larmes coulent sur vos joues. Prunille étreignait Kit, Violette étreignait Klaus, et durant un moment les quatre naufragés ne firent que sangloter, laissant leurs larmes couler à leur guise et se joindre à la mer, dont certains assurent qu’elle n’est autre qu’un grand registre de toutes les larmes versées depuis le commencement des temps. Kit et les trois enfants laissèrent leur chagrin se joindre au chagrin, pleurant pour tous ceux qu’ils avaient perdus. Ils pleurèrent pour Dewey Dénouement et pour les triplés Beauxdraps, et pour tous leurs compagnons de route et tuteurs, amis et camarades, ils pleurèrent pour tous les manquements, tous les échecs pardonnés, pour toutes les fourberies, les trahisons subies. Ils pleurèrent pour le monde et, surtout, en ce qui concerne les enfants Baudelaire, ils pleurèrent pour leurs parents dont ils comprenaient enfin qu’ils ne les reverraient plus. Certes, Kit Snicket ne leur avait apporté aucune nouvelle d’eux, mais ce qu’elle venait de dire du Grand Inconnu leur donnait à penser que la plupart de ceux dont les écritures se succédaient dans Une série de désastreuses aventures avaient eu affaire à cet inconnu-là et qu’eux trois, à leur tour, étaient presque sûrement orphelins pour toujours.
— Arrêtez… là… souffla Kit pour finir, dans un hoquet de pleurs. Arrêtez de pousser ce radeau. Je ne… je ne peux pas aller plus loin.
— Il le faut pourtant, dit Violette.
— Nous sommes presque arrivés à la plage, dit Klaus.
— Marée monte, dit Prunille.
— Tant pis. Qu’elle monte. Je ne peux plus, enfants Baudelaire. Plus continuer. Et à quoi bon ? J’ai perdu trop des miens. Mes parents. L’homme que j’aimais. Mes frères.
À cette mention, « mes frères », la mémoire revint à Violette et elle tira vivement de sa poche l’anneau délicatement orné, marqué d’un R stylisé.
— Parfois, dit-elle, ce qu’on a perdu réapparaît où on ne l’attendait pas.
Et elle leva bien haut le bijou pour le montrer à Kit. La jeune femme en détresse retira ses gants et prit l’anneau dans ses mains tremblantes.
— Ceci n’est pas à moi, murmura-t-elle. Cet anneau appartenait à votre mère.
— Mais avant de lui appartenir, dit Klaus, il vous appartenait à vous.
— Oh ! dit Kit, son histoire avait commencé bien avant ma naissance, et il faut qu’elle se poursuive après nous. Vous la donnerez à mon enfant, voulez-vous ? Que mon enfant fasse partie de mon histoire, même s’il doit être orphelin, seul au monde.
— Seul au monde ? Sûrement pas ! se récria Violette, farouche. Si vous mourez, Kit, nous l’élèverons, nous. Comme s’il était le nôtre.
— Je ne pourrais demander mieux, murmura Kit très doucement. Donnez-lui le nom de l’un de vos parents, enfants Baudelaire. Dans ma famille, la coutume veut qu’un enfant reçoive le nom de quelqu’un qui est mort.
— Pareil, dit Prunille, se souvenant d’une chose que son père lui avait dite à l’oreille, quand elle était tout bébé.
— Nos deux familles ont toujours été proches, reprit Kit, malgré tout ce qui les séparait… Et à présent nous voici réunis, comme au sein d’une même famille.
— Alors laissez aider, dit Prunille.
Avec un petit sanglot sifflant, Kit Snicket acquiesça, et les aînés Baudelaire achevèrent de pousser le radeau jusqu’à la plage au bas des dunes. Là, ils se retournèrent – à l’instant même où le grand canoë, là-bas, se faisait happer par l’horizon. Une seconde ou deux, les trois enfants regardèrent disparaître ceux qu’ils devaient ne plus jamais revoir – du moins, pour autant que je sache –, puis ils se tournèrent vers le radeau de livres et l’épineuse priorité : comment transférer une femme blessée, enceinte et en détresse en un lieu sûr où donner le jour à son enfant.
— Pensez-vous pouvoir descendre seule ? demanda Violette.
— Non… souffla Kit, la voix pâteuse. Trop mal…
— On devrait pouvoir la transporter, nous, suggéra Klaus à son aînée.
— Non, répéta Kit plus bas encore. Trop lourde. Je risquerais… de vous échapper des mains… Trop dangereux pour le bébé.
— Nous allons bricoler quelque chose pour vous transporter jusqu’à la dune, décida Violette.
— Oui, dit Klaus. Courons chercher ce qu’il nous faut.
— Pas le temps, dit Prunille. Urge.
Et Kit acquiesça.
— Le bébé… arrive… Vite… (Elle haletait.) Allez chercher… de l’aide.
— Il n’y a plus que nous, ici, dit Violette.
Mais à cet instant précis, levant les yeux vers la dune, les enfants virent se traîner lentement, hors de la tente d’Ishmael, la seule et unique personne pour laquelle ils n’avaient pas songé à verser une larme.
Vive comme un écureuil, Prunille se laissa glisser à bas du radeau et les trois enfants, emportant les pommes, gravirent en hâte la pente sablonneuse vers la silhouette agenouillée du comte Olaf.
— Hello, orphelins, les salua-t-il, la voix plus éraillée que jamais sous l’effet du champignon tueur.
La robe d’Esmé avait dû tomber de sa carcasse maigre et ses vêtements, par-dessous, étaient tout enfarinés de sable. Il rampait sur les genoux, un coquillage de cordial dans une main, l’autre main plaquée sur sa poitrine.
Il prit son souffle tant bien que mal et articula :
— Alors ? On vient se prosterner devant le roi d’Olaffia ?
— Trêve de sottises, coupa Violette, le temps est compté. Nous avons besoin de votre aide.
Il leva son sourcil unique et regarda les trois enfants, estomaqué.
— Vous ? Me demander de l’aide à moi ? Et où sont donc passés ces ahuris en blanc ?
— Partis, dit Klaus.
Olaf laissa échapper un affreux sifflement, et les enfants mirent plusieurs secondes à comprendre qu’il riait.
— Elle est trop bonne ! dit-il enfin entre deux hoquets. Je le disais bien, que c’étaient des pommes à l’eau !
Traiter quelqu’un de « pomme à l’eau », « pauvre pomme » ou même « pomme » tout court, c’est en gros le traiter de « patate ». Mais Prunille n’en savait rien et elle se méprit sur le sens du mot.
— Pomme, dit-elle au comte, montrant la marmite. Si aidez.
— Pas envie de fruits, grogna Olaf et, au prix d’un gros effort, il s’assit. Tout ce qui m’intéresse, c’est votre héritage.
— Notre héritage ? lui dit Violette. Il est loin ! Et, si ça se trouve, ni vous ni nous n’en verrons jamais le premier sou.
— Même s’il était là, dit Klaus, on ne voit pas très bien ce que vous en feriez.
— McGuffin, compléta Prunille ; autrement dit : « Vos manigances, ici, c’est du pipi de moineau. »
Le comte porta le coquillage à ses lèvres, et les enfants virent qu’il tremblait.
— De toute manière, dit-il soudain d’une voix rauque, j’arrête tout. Plus envie de continuer. À quoi bon ? Trop perdu. Mes parents. Celle que j’aimais. Mes hommes de main. Une énorme fortune que je n’ai pas gagnée. Et jusqu’au bateau à mon nom.
Les trois enfants ne soufflèrent mot. Ils songeaient à cet instant où, sur le bateau, ils avaient été tentés de le pousser à l’eau. Si cette crapule s’était noyée en mer, alors peut-être jamais le champignon tueur n’aurait-il frappé l’île ; d’un autre côté, peut-être aussi serait-il arrivé là par ses propres moyens. Et Olaf encore en vie représentait la dernière chance de secourir Kit et l’enfant à naître.
Violette s’agenouilla dans le sable et posa les mains sur les épaules du malfrat.
— Continuer, dit-elle, il le faut. Pour une fois, Olaf, faites quelque chose de bien. Une fois dans votre vie.
— Quelque chose de bien ? J’ai fait des tas de choses très bien dans ma vie. Je vous ai recueillis, vous trois. Et j’ai été nominé plusieurs fois pour de prestigieuses récompenses théâtrales.
Klaus s’agenouilla à côté de sa sœur et regarda le comte dans les yeux.
— C’est vous qui nous avez faits orphelins, pour commencer, dit-il, énonçant tout haut pour la première fois ce que les trois enfants avaient gardé enfoui en eux si longtemps.
Olaf ferma les paupières un moment avec une grimace de douleur, puis il les rouvrit et, lentement, considéra tour à tour chacun des jeunes Baudelaire.
— Vous le croyez vraiment ? dit-il pour finir.
— Savons, dit Prunille.
— Vous ne savez rien du tout, reprit-il sans élever le ton. Ah ! vous n’avez pas changé, vous trois, depuis la première fois que j’ai posé les yeux sur vous. Vous vous imaginez que pour triompher en ce monde il suffit d’un esprit ingénieux, d’une pile de bouquins, d’un repas fin de temps à autre. (Renversant la tête en arrière, il déversa la dernière gorgée de cordial dans son gosier encrassé, puis il rejeta le coquillage dans le sable.) Vous êtes bien comme vos parents, allez !
À cet instant, au bas de la plage, s’éleva un long gémissement.
— Il faut que vous aidiez Kit, répéta Violette. Son bébé arrive.
— Kit ? glapit le comte.
D’un seul et même geste, il saisit une pomme dans la marmite et la porta à sa bouche pour y planter les dents. Grimaçant de douleur, il se mit à mastiquer avec fureur et, en trente secondes, sa respiration se fit moins sifflante, le champignon terrassé net par la substance active que les parents Baudelaire avaient introduite dans ces fruits, des années plus tôt. Il croqua une deuxième bouchée, une troisième et sans prévenir, avec un odieux grognement, le scélérat se redressa sur ses pieds. Alors les enfants découvrirent que, sur le devant, sa chemise s’étoilait de sang.
— Vous êtes blessé, dit Klaus.
— Pas la première fois de ma vie, répondit le comte Olaf.
Et, chancelant sur ses longues jambes, il descendit la pente sableuse puis s’avança dans l’eau. En douceur, il souleva Kit du haut de son radeau et la transporta jusqu’à la dune. Les yeux de la jeune femme en détresse étaient clos, et les enfants Baudelaire, se hâtant vers elle, ne furent certains qu’elle était vivante que lorsque Olaf, avec précaution, la déposa sur le tapis d’herbe fine et de sable blanc, et qu’ils virent sa poitrine s’élever et s’abaisser doucement. Le scélérat contempla Kit un moment, puis il se pencha vers elle et fit quelque chose d’étrange. Sous les yeux des trois enfants muets, il déposa un baiser furtif sur la bouche tremblante de Kit Snicket.
— Je te l’avais dit, murmura-t-il très bas. Je te l’avais dit, que je ferais cela encore une fois.
— Tu es un sans-cœur, murmura Kit. Crois-tu qu’il suffise d’un seul geste bon pour te faire pardonner toutes tes traîtrises ?
Il s’écarta de trois pas chancelants, se rassit dans le sable et poussa un long soupir.
— Jamais demandé qu’on me pardonne, dit-il enfin, regardant d’abord Kit, puis les trois enfants.
Alors Kit tendit le bras et lui effleura la cheville, droit sur ce tatouage d’un œil qui n’avait cessé de hanter les enfants depuis la première fois qu’ils l’avaient vu. Tous trois posèrent les yeux sur ce motif, récapitulant en pensée le nombre de fois où il avait été délibérément camouflé et celui où il s’était trouvé à découvert, sans parler des autres endroits où ils avaient vu le même œil, car, si l’on y regardait bien, les initiales V., D., C. se cachaient dans ce tracé. Et plus les enfants avaient enquêté sur la mystérieuse organisation – qui réunissait apparemment des volontaires pour la défense de la communauté, d’abord contre le feu au sens propre, puis contre toutes sortes d’embrasements au figuré, et qui exigeait d’eux vigilance, droiture, courage –, plus il leur avait semblé que ces yeux étaient braqués sur eux trois, quoique sans jamais pouvoir dire, pas même à cet instant, si ce regard fixe était bienveillant ou hostile, animé de nobles intentions ou de noirs desseins. Et, bien qu’ayant tenté eux-mêmes, gauchement, de prendre part à d’héroïques missions, les trois enfants soupçonnaient à présent que le mystère de ces yeux leur échapperait à jamais.
— « La nuit a des milliers d’yeux », dit soudain Kit dans un murmure rauque, la tête tournée vers le scélérat (et, à la façon dont elle prononçait ces mots, les enfants comprirent qu’elle citait ceux de quelqu’un d’autre), « le jour n’en a qu’un ; et cependant l’éclat du monde s’éteint quand meurt le soleil. L’esprit a des milliers d’yeux, le cœur n’en a qu’un ; et cependant l’éclat de vie s’éteint quand l’amour n’est plus. »
Le comte Olaf lui dédia un pâle sourire.
— Tu n’es pas la seule, dit-il, à pouvoir réciter les mots de nos confrères.
Et son regard se perdit vers la mer, où le jour en déclin combattait vaillamment dans l’après-midi finissant.
— « L’homme ne peut léguer à l’homme que la peine », reprit-il à mots lents, « En pente à perdre pied, inexorable estran. Sors dès que tu pourras… »
Il fut pris d’une quinte de toux, terrible râle, les mains crispées sur sa poitrine. Puis il acheva d’un trait :
— « Et n’aie jamais d’enfant. »
Il eut un rire strident, presque un jappement – et son histoire s’arrêta là, à la renverse sur le sable, loin des perfidies du monde.
Les trois enfants, debout, cloués, contemplèrent son visage en silence. Ses yeux luisaient d’un étrange éclat, sa bouche était ouverte comme pour dire quelque chose ; mais plus jamais les jeunes Baudelaire n’entendirent la voix du comte Olaf.
Kit jeta un cri de douleur épaissi par le champignon, ses mains se tordant sur son ventre qui se soulevait par saccades, et les enfants se ruèrent auprès d’elle. Ils ne virent même pas le comte Olaf fermer les yeux pour la dernière fois – et peut-être feriez-vous mieux de fermer les yeux, vous aussi, moins pour éviter de lire la fin de l’histoire des enfants Baudelaire que pour imaginer le début d’une histoire neuve.
Selon toute probabilité, à la minute où vous êtes né, vous aviez les yeux fermés, de sorte que vous avez quitté le lieu sûr du ventre maternel – ou, si vous êtes hippocampe, le lieu sûr du sac ventral paternel – pour rejoindre le monde et ses perfidies sans voir exactement où vous alliez. Vous ne connaissiez pas les personnes qui étaient là pour vous aider à accomplir ce grand saut, ni celles qui s’apprêtaient à prendre soin de vous durant vos débuts dans la vie, en ce temps où vous étiez plus petit, plus fragile et plus exigeant encore qu’aujourd’hui. Sans doute vous semble-t-il étrange de vous être ainsi abandonné aux mains de parfaits étrangers, n’ouvrant les yeux que très prudemment pour voir ce qui causait tant d’agitation, et pourtant c’est ainsi qu’à peu près chacun de nous vient au monde. Peut-être que si nous savions ce qui nous attend, si nous jetions d’avance ne serait-ce qu’un coup d’œil aux crimes, aux folies, aux malheurs qui nous guettent, nous déciderions tous de rester au creux du ventre maternel, si bien que pour finir il n’y aurait plus au monde qu’une foule de femmes très rondes, très lourdes et de très méchante humeur. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que débute l’histoire pour chacun d’entre nous : dans l’obscurité, les yeux clos, exactement comme elle s’achève, au fond, ou à peu de choses près, chacun marmottant ses dernières paroles – ou à la rigueur celles de quelqu’un d’autre – avant de glisser de nouveau dans l’ombre, mettant fin à sa propre série de désastreux événements. Et c’est ainsi, avec le début du chemin pour le bébé de Kit Snicket, que nous touchons quant à nous à la fin des Désastreuses Aventures.
Durant un long, trop long moment, l’accouchement fut très difficile, et il sembla aux enfants que les choses se déroulaient de façon aberrante – expression signifiant ici : « tout de travers, très douloureusement et sans aucune avancée visible ». Mais pour finir le monde vit venir une toute petite fille, le portrait craché de sa mère, il me serre le cœur de le dire, tandis que ma sœur quittait ce même monde après une longue nuit de souffrances – et cependant une nuit de joie, car la naissance d’un enfant est toujours une joie, quelles que soient les tristes nouvelles que cet enfant apprendra plus tard.
Le soleil se leva sur les grèves, d’où la mer s’était retirée pour ne plus monter aussi haut avant une année entière, et les orphelins Baudelaire, tous trois blottis sur le rivage, tinrent ce bébé dans leurs bras et regardèrent ses yeux s’ouvrir pour la première fois. Le petit bout de fille de Kit Snicket battit des paupières dans le soleil levant et tenta de se figurer où diantre elle pouvait être, puis, ne trouvant pas la réponse, elle résolut de se mettre à pleurer. Peu après, la toute-petite, prénommée en souvenir de la mère des enfants Baudelaire, hurlait à pleins poumons et, tandis que commençaient ses propres désastreuses aventures, l’histoire des orphelins Baudelaire prit fin.
Entendons-nous ; les trois enfants ne moururent pas ce jour-là. Ils avaient beaucoup trop à faire. Bien qu’encore enfants eux-mêmes, ils étaient parents à présent, et ce n’était pas l’ouvrage qui manquait. Violette s’affaira à concevoir et fabriquer tout l’attirail qu’exige l’arrivée d’un bébé – et, si vous êtes parent ou aîné, vous mesurez l’ampleur de la tâche, mais par bonheur, sous le pommier géant, les matériaux abondaient. Klaus explora les rayonnages de l’immense bibliothèque, à la recherche d’ouvrages savants sur l’art d’élever un enfant, et il prit soin de noter au jour le jour les progrès du nourrisson. Prunille se fit bergère de moutons sauvages et apprit à traire les brebis afin de nourrir le bébé, puis elle se servit de son fouet pour lui préparer des purées lorsque, avec ses premières dents, il fallut diversifier son alimentation. Et tous trois semèrent des pépins de pommes amères un peu partout sur l’île, par mesure de précaution contre la fausse golmotte médusoïde. Même si le champignon tueur, ils s’en souvenaient, était censé affectionner les lieux confinés, ils voulaient être bien certains de l’éradiquer de l’île, afin d’en faire pour la toute-petite un havre aussi sûr qu’avant le désastre.
Ces tâches les accaparaient tout le jour, puis, le soir venu, tandis que la petite apprenait à dormir, les trois enfants prenaient place dans les deux grands fauteuils de lecture et, tour à tour, les aînés Baudelaire lisaient à voix haute de longues pages du journal de bord que leurs parents avaient laissé – non sans ajouter parfois quelques lignes de leur propre histoire sur les pages blanches en fin de volume. Tout en lisant et en écrivant, les enfants découvraient souvent la réponse à quelque question longtemps demeurée en suspens – encore que chaque réponse, bien sûr, ne fit qu’apporter un mystère de plus, bien des détails de leur vie ayant la forme indéchiffrable d’un Grand Inconnu en modèle réduit. Mais la persistance de mystères ne les préoccupait pas outre mesure, et même bien moins qu’on pourrait le penser. On ne peut passer sa vie à s’interroger sur les énigmes de sa propre histoire. Et on aura beau lire et enquêter, jamais on ne connaîtra celle-ci tout entière. Pour ce qui est des orphelins Baudelaire, ce qu’ils en savaient leur suffisait. Les circonstances étant ce qu’elles étaient, lire les écrits de leurs parents était déjà beaucoup – le mieux qu’ils pussent espérer.
La nuit avançant, ils s’assoupissaient, comme leurs parents avant eux, dans les grands fauteuils du repaire secret sous les racines de l’arbre à pommes amères, au flanc du morne de l’île solitaire, loin, bien loin des perfidies du monde. Quelques heures plus tard, évidemment, le nourrisson s’éveillait et emplissait l’espace de pleurs égarés, confus, affamés. Alors celui des Baudelaire dont c’était le tour se levait et, laissant les deux autres dormir, il calait la toute-petite dans une écharpe porte-bébé conçue par Violette et l’emportait jusqu’en haut du morne où ils s’installaient tous deux, parent et nourrisson, pour petit-déjeuner en contemplant la mer.
Parfois, ils allaient tous les quatre visiter la tombe de Kit et y déposer quelques fleurs sauvages, ou encore celle du comte Olaf, où ils faisaient silence un moment. Sur bien des points, la vie des orphelins Baudelaire cette année-là différait assez peu de la mienne, à présent que j’ai achevé cette enquête. Tout comme Violette, Klaus et Prunille, je rends visite à certaines tombes et je passe des heures, le matin, debout sur certain morne, à contempler la mer. Ce n’est pas là toute l’histoire, bien sûr, mais c’est assez. Les circonstances étant ce qu’elles sont, c’est le mieux que vous puissiez espérer.